Projet de constitution d'une
UNION RATIONALISTE LOCALISTE. comme union d'associations d'anciens élèves du DESS "Ethnométhodologie et Informatique ". (projet de manifeste, version n° 2).
Paris, le 23 novembre 1994.

LA SCIENCE COMME RESEAU :
PROJET DE MANIFESTE POUR UNE UNION RATIONALISTE LOCALISTE
(Yves Lecerf)

 

-1- SUR LE PROJET GLOBAL DE LA SCIENCE.

1,1/ La science a pour projet collectif d'observer phénoménalement le réel, c'est-à-dire :

A/ d'observer de façon sensible directement celui-ci.

B/ de produire ou de rassembler à cet effet des outils qui s'intègrent alors au réel et qui peuvent être aussi bien des outils matériels (instruments de mesure, machines, etc.) que des outils abstraits (systèmes de rationalité, procédés de raisonnement, méthodes, objets algorithmiques et/ou mathématiques, textes), tous outils matériels et/ou abstraits qui sont alors eux-mêmes observés en même temps que le reste du réel; de produire en particulier des hiérarchies ascendantes de méta-outils, c'est-à-dire d'outils organisant en cascade l'utilisation et l'observation d'autres outils préalablement construits.

C/ d'organiser à vaste échelle entre ses différents observateurs et entre ses différentes communautés d'observateurs l'échange de tous ces outils, échange qui s'effectue en réseau .

D/ de faire en sorte que ces échanges et mises en commun d'outils puissent s'effectuer de manière non directive; étant admis que certains observateurs ou certaines communautés locales d'observateurs pourront localement décider de refuser certains outils (hypothèses, méthodes) produits par d'autres communautés scientifiques, ou encore localement décider d'organiser des précautions spéciales d'utilisation vis à vis de ces outils.

1,2/ Seul ce qui est observable, ou encore ce qui a des effets ou des conséquences observables, intéresse la science et/ou peut servir d'outil à la science. Les systèmes formels sont observables. Les objets mathématiques abstraits sont observables; mais certaines communautés scientifiques de mathématiciens ne les admettent pas complètement tous comme observables et comme outils.

-2- SUR L'UNITE DE LA SCIENCE

2,1/ Toute connaissance étant processus, rien ne permet définitivement de distinguer la notion de science de celle d'activité scientifique. La science est donc une activité qui s'exerce en réseau dans l'espace et dans le temps. Son unité globale est donc au moins une unité évolutive de réseau (étant clair que tout réseau de réseaux est un réseau).

2,2/ Il n'existe pas de porte parole global à priori privilégié de ce projet collectif qu'est la science. On y rencontre bien sûr toutes sortes de tentatives de prises de pouvoir. Tout porte parole auto-proclamé du projet collectif de la science peut en tout cas être contesté. Chaque communauté scientifique particulière observe en fait le déroulement de ce projet à sa manière et en rend compte à sa manière, en utilisant les méta-outils qui lui sont propres. Le présent texte ne donne à ce sujet qu'un point de vue parmi d'autres.

2,3/ Il n'est pas démontrable que l'unité de la science soit globalement davantage et /ou puisse un jour devenir davantage qu'une unité évolutive de réseau. L'hypothèse d'une " racontabilité " prioritaire unique du réel n'est qu'une hypothèse, qui est loin d'être considérée dans l'ensemble du réseau comme démontrée. Les paris déclarés comme tels sont des outils particuliers. Les hypothèses déclarées comme telles sont des outils licites, mais non nécessairement adoptés et utilisés par tous. Les théories déclarées comme n'étant à prendre qu'en tant que simples ensembles globaux d'hypothèses sont des outils licites.

 

-3- SUR LE CARACTERE NON-NORMATIF DE LA SCIENCE

3,1/ L'idée que la science ne doit pas être normative est un principe qui a lentement fini par se dégager au cours de la longue histoire du projet collectif de la science. Ce principe dit en particulier que la science ne doit pas chercher à imposer des comportements à la société. La linguistique étudie par exemple la manière dont les gens parlent, mais n'a pas pour objet d'imposer à quiconque une certaine manière de parler.

3,2/ Une question plus complexe est celle de savoir si la science doit être normative pour elle-même, et comment elle pourra l'être sans imposer quoi que ce soit à quiconque. La science emploie en effet des outils, et un outil ne s'utilise pas n'importe comment La solution consiste en ce que des groupes de personnes constatent leur consensus commun concernant l'emploi de certains outils, et se regroupent en communautés scientifiques locales. Une normativité existera alors par consensus autour des modalités d'emploi de ces outils, mais rien pourtant n'aura été imposé.

 

-4- SUR L'HYPOTHESE DE LA VOCATION DE LA SCIENCE A L'UNIVERSEL

4,1/ Observer le réel, c'est observer aussi les observateurs. L 'expérience de chacun est de ne connaître que des observateurs scientifiques particuliers, des communautés scientifiques particulières incarnées de façon particulières en des lieux ou dans des sous-réseaux particuliers. Les textes produits et échangés par ces observateurs particuliers n'ont à priori rien d'universel, n'étant eux-mêmes à priori rien d'autre que des outils particuliers dont le sens ne se construit réellement et indexicalement qu 'à la lecture. La science se construit donc à travers des échanges dialectiques entre observateurs particuliers, et n'effectue factuellement rien d'autre.

4,2/ Il existe cependant une vieille hypothèse, immensément répandue, selon laquelle le travail de la science devrait produire davantage que ce que la science réellement observe. Selon cette hypothèse, la science devrait, sur la base du particulier, produire de l'universel univoque. Elle devrait toujours et partout, sur la base d'observations particulières, s'efforcer de reconstruire le schéma univoque de ce qu'un observateur universel omniscient aurait pu voir.

 

-5- SUR L'IMPOSSIBILITE DE CONSTRUIRE UN OBSERVATEUR UNIVERSEL OMNISCIENT; SUR L'LMPOSSIBILITE DE PROUVER QUE LE SIMPLE SCHEMA D'UN TEL OBSERVATEUR PUISSE AVOIR UN SENS; SUR LA POSSIBILITE DE REFUSER UN TEL SCHEMA EN TANT QU'OUTIL

5,1/ Il n'a jamais été démontrable qu'il existe ou puisse exister un observateur omniscient universel. Et bien au contraire, il est facile de démontrer que la construction d'un tel observateur est impossible, tant en termes de capacité de mémoire (une mémoire infinie est requise) qu'en termes de rapidité de calcul (une rapidité infinie étant, pour le scanning d'une mémoire infinie, requise).

5,2/ Cependant, même n'existant pas, l'observateur universel pourrait, en tant que schéma, être admis à jouer un rôle; ceci d'une manière comparable à certaines idéalités mathématiques (droites infinies sans épaisseur, etc.) que la science utilise constamment et avec succès comme outils. Le logicien John R. Searle utilise par exemple très explicitement un observateur omniscient dans ses raisonnements. Chaque fois que ce rôle est évoqué, on le découvre très important, en tant que porteur d'une certaine hypothèse concernant la " racontabilité " de la réalité. Ce que l'observateur universel serait supposé voir définirait la réalité de façon complètement univoque. En réponse à toute question, il existerait une " racontabilité " univoque universellement prioritaire du réel. Grâce à l'observateur universel, la distinction entre le vrai et le faux serait universellement fondée.

5,3/ Or, si l'observateur universel omniscient n 'existe pas, s'il est un simple outil, nous pouvons prendre localement ici le parti de refuser son emploi en tant qu 'outil de recherche scientifique. Et c'est bien l'option que nous adoptons, afin de pouvoir plus commodément fonder le point de vue "rationaliste localiste". Ce refus est licite, puisque toute communauté scientifique locale accepte, refuse, choisit librement les outils de sa recherche. Ce refus est supposé local. D'autres personnes et/ou groupes de chercheurs du réseau de la science pourront fort bien s'ils le désirent prendre l'observateur omniscient comme outil. Ce choix est leur affaire, pourvu qu'ils l' annoncent clairement et n'essaient pas de l 'imposer à tous.

5,4 / Et si l 'observateur universel omniscient existe (Pascal en avait bien fait le pari), nous pouvons prendre tout de même localement le parti de refuser son emploi en tant que simple outil de la recherche scientifique servant à porter l'hypothèse d'une "racontabilité prioritaire unique du réel" Si l'observateur universel omniscient existe, il est en effet un Dieu. Et beaucoup de ceux qui croient en lui approuveront peut-être notre prise de position: a) les uns, parce qu'ils estimeront utile de maintenir une séparation entre la science laïque et la religion: b) d'autres, parce qu'ils trouveront présomptueux que par exemple John R. Searle se permette de présupposer quoi que ce soit au sujet des pensées de Dieu; c) d'autres parce qu'ils trouveront désinvolte de faire de Dieu un outil; d) d'autres, parce qu'ils trouveront choquant le présupposé selon lequel la structure de l'esprit de Dieu devrait nécessairement ressembler à celle d'un vulgaire et univoque système expert; e) d'autres enfin, parce qu'ils auront compris que l'idée, non pas de Dieu, mais d'une " racontabilité prioritaire unique du réel " est un concept en fait lourdement porteur d'implications totalitaires et susceptible de servir de prétexte à toutes sortes de contraintes d'alignement intellectuel forcé.

 

-6- L'HYPOTHESE D'UNE RACONTABILITE UNIQUE DU REEL S'EFFONDRE EN L'ABSENCE DE CELLE D'UN OBSERVATEUR ADEQUAT

6,1/ Il est de plus en plus souvent admis dans le réseau de la science qu'une réalité sans observateur possible n'existe pas, ou en tout cas n'est pas à considérer. Cette option est liée au niveau des principes à l'idée que le projet du réseau de la science est un projet d'observation du réel phénoménal. Et l'idée d'observation disparaît lorsque vient à disparaître toute possibilité d'observateur. En théorie de la relativité, les contractions du temps et de l'espace ont des observateurs variés, dont certains se déplacent bizarrement à des vitesses voisines de celle de la lumière. Mais on comprend que la présence au moins théorique de tels observateurs est une nécessité. Ce sont eux et leurs repères associés qui donnent une dimension aux intervalles de temps et aux longueurs.

6,2/ L'expérience constante que chacun peut avoir du travail d'observateurs particuliers multiples décrivant les mêmes événements est celle d'une énorme et perpétuelle divergence de leurs " racontabilités " des mêmes choses. Seul l'observateur omniscient aurait pu être porteur d'une " racontabilité " privilégiée univoque unique du réel. Mais rien n'impose que l'observateur omniscient soit accepté comme outil dans l'ensemble du réseau de la science. Rien n'impose donc que l'hypothèse d'une racontabilité privilégiée univoque du réel soit acceptée comme outil dans l'ensemble du réseau de la science. Le rationalisme localiste n'accepte pas cette hypothèse comme outil.

 

-7- SUR LES LANGAGES OPERATIONNELS FORMALISES OU LANGAGES DE BOIS DES DIVERS SOUS-RESEAUX DE LA SCIENCE; ET SUR LES PHENOMENES D'AFFILIATIONS SCIENTIFIQUES SIMULTANEES A PLUSIEURS SOUS-RESEAUX

7,1/ Le choix des méthodes d'observation du réel est a priori complètement libre. Mais une fois qu'une méthode est choisie, sa nécessaire rigidité de définition est rapidement génératrice chaque fois d'un langage de bois. La diffusion et l'enseignement des méthodes de la science s'effectuent par diffusion et enseignement de langages opérationnels formalisés (langages de bois). Au niveau le plus élémentaire, l'enseignement aux enfants des tables d'addition et de multiplication est une diffusion de langage opérationnel formalisé; il est aussi la diffusion d'un langage de bois en tant qu'imposant à des personnes des séquences rigides de procédures. Dans le réseau de la science, on peut définir des sous-réseaux caractérisés par le partage de certains types matériels ou abstraits d'outils. L'affiliation à chacun de ces sous-réseaux implique chaque fois l'apprentissage du langage de bois lié à l'utilisation intellectuelle et/ou matérielle de ces types d'outils. Un même individu est généralement affilié simultanément de cette manière à de nombreux sous réseaux, dont les langages de bois peuvent être largement contradictoires. Passant d'un sous-réseau à un autre, il passe d'un langage de bois à un autre. Ce mécanisme permet que s'effectue à la base, et non de façon autoritaire, des comparaisons entre les différents outils cognitifs proposés par différents sous-réseaux Sauf à refuser le projet de la science, on ne peut pas refuser l'idée d'une large production par la science et d'une large diffusion en réseau par la science de très multiples et très directifs langages de bois.

7,2/ Un enjeu fréquent du mythe de l'observateur universel est celui de la domination autoritaire de certains langages de bois particuliers, à travers laquelle s'effectuent des prises de pouvoir de sous-réseaux particuliers. De telles prises de pouvoir s'effectuent le plus souvent par le jeu de mécanismes de pouvoir tout court. Suite à quoi le sous-réseau au pouvoir cherche à légitimer sa domination par des arguments d'observateur universel et de prétendue plus grande conformité au réel des langages de bois qui lui sont propres. Il n'est pas contestable qu'une certaine sorte au moins d'autorité doive exister partout pour réguler l'exercice de toute activité humaine quelconque. Et il appartient à chaque société humaine de dire localement comment elle en assoit la légitimité. Mais il est très dangereux que la légitimité de cette autorité cherche à s'appuyer symboliquement sur un sous-réseau scientifique dominant et sur le langage de bois particulier (théories économiques, théories de l'histoire, etc) de ce sous-réseau.

7,3/ Les sciences non reconnues, les idéologies, les fausses sciences, les systèmes divinatoires, ont leurs réseaux marginaux à travers lesquels se diffusent des langages de bois que la science ne reconnaît pas. Il est préférable que l'acceptation, ou l'acceptation ludique, ou le refus de ces langages des bois marginaux restent des options librement ouvertes à chacun. Certaines idées unanimement acceptées aujourd'hui par l'ensemble du réseau de la science (la terre tournant sur elle même, la terre tournant autour du soleil, etc) ont été marginales autrefois.

 

-8- SUR L'INDUCTION, ET SUR LES TENTATIVES IMPARFAITES DE SIMULACRES D'OBSERVATEURS UNIVERSELS A VOCATION SPECIALISEE QUE L'INDUCTION PRODUIT

8,1/ L'induction est un outil abstrait de base pour la fabrication d'autres outils abstraits. Par induction, des séries d'observations antérieures constamment régulières peuvent être transformées en lois physiques. Les lois sont des outils abstraits qui permettent de mettre en oeuvre un important principe d'économie: il pourra être à partir d'elles couramment présupposé que la régularité fonctionne et n'a pas besoin d'être revérifiée chaque fois. Hume a signalé et montré que l'induction est toujours, au coup par coup, un pari qui, selon les hypothèses inductivement concernées, peut tantôt échouer et tantôt réussir. Un seul contre exemple suffit à faire échouer une induction. Si telle ou telle communauté scientifique locale a décidé d'adopter telles ou telles lois physiques comme outils, c'est-à-dire de tenir ces lois pour vraies, la norme du travail scientifique dans ces communautés, sera de présupposer toujours ces lois. Sauf à tomber fortuitement sur un contre exemple fatal, le travail quotidien dans ces communautés bénéficiera alors de l'économie de n'avoir pas à revérifier ces lois chaque fois. Il leur faudra en assumer également les risques.

8,2/ Cette économie pourra souvent prendre la forme d'observateurs universels qui en réalité n'observent pas vraiment ce que l'on prétend qu'ils voient, et qui peuvent même s'incarner dans des systèmes matériels. En fait par exemple, ce qu'un thermomètre ordinaire directement mesure n'est nullement la température de l'air, mais bien les dilatations comparées du mercure et du verre dans une certaine configuration donnée. Plusieurs lois physiques (elles-mêmes portées par des inductions) relient la température de l'air à ces dilatations. Un thermomètre ordinaire pourra fort bien, sur une longue période de temps, être utilisé comme observateur universel des températures qui l'entourent. La vocation de ce thermomètre dans cet emploi a bien tout à fait en elle-même quelque chose de partiellement universel, s'agissant de couvrir la série infinie des instants ponctuels que contient cette période. Cette vocation est cependant spécialisée, s'agissant d'observer seulement des températures. Si le thermomètre est un peu déréglé, il peut créer une réalité virtuelle légèrement différente de celle de l'observation directe et venir en concurrence avec celle-ci. Un thermomètre peut donner l'illusion d'avoir chaud.

8,3/ Les paris que l'on fait sous forme de présupposés à propos d'inductions sur des lois scientifiques sont en principe des paris indépendants et séparés. Au niveau de chacun, ces paris sont en principe libres. On peut fort bien refuser d'assumer la possibilité d'existence d'un observateur omniscient universel (en alléguant qu'un tel dispositif devrait avoir une mémoire infinie), contester la sociologie de Durkheim, et accepter d'utiliser couramment des thermomètres. Des projets de simulacres imparfaits d 'observateurs universels à vocation spécialisée (logiques axiomatiques, grammaires génératives, équations universelles, modèles universels, théories, etc.) sont constamment élaborés par la science, et sont en nombre croissant un peu partout construits. Ces simulacres sont toujours imparfaits et finis, et ne sont jamais autre chose que des outils, dont la matérialité parfois très concrète (systèmes experts, systèmes de navigation d'avions, etc.) tend à faire oublier qu'ils ne sont que des paris. La multiplication de ces outils s'accompagne bien entendu d'une prolifération de langages de bois.

8,4/ Rien n'impose a priori que deux communautés scientifiques séparées fassent exactement les mêmes paris. Or les raisonnements ordinaires de causalité des communautés scientifiques prennent appui précisément sur ces paris. Et qui dit causalité dit rationalité. D'une communauté scientifique à une autre, les rationalités porteuses des raisonnement scientifiques ordinaires sont appelées à varier. Les étendues des communautés scientifiques locales ne se définissent pas seulement en termes de lieux de vie, mais complémentairement aussi et de façon importante en termes de sous-réseaux.

 

-9- SUR LA NOTION DE RATIONALITE LOCALE

9,1/ Une rationalité locale est un ensemble de présupposés méthodologiquement localement acceptés, et prend appui sur des simulacres imparfaits locaux d'observateur universels. Les seules rationalités couramment observables par chacun sont des rationalités locales dont les imperfections et les limites sont évidentes. Il n'est pas démontrable qu'il existe au sens universel du terme des " définitions " (Garfinkel, 1967), ni des " méthodes " ni même des " causalités ". Toute méthode ici ou là proposée comme méthode universelle est donc à priori seulement (Garfinkel) une ethnométhode (c'est-à-dire une méthode de validité seulement locale). Il n'est pas démontrable que la rationalité soit autre chose qu'une fonction constamment variable de l 'espace et du temps.

9,2/ Il est donc toujours préférable de dire à tout moment que l'on parle soi-même " localement ", au nom de sa propre rationalité locale et au nom en même temps peut-être de certaines autres rationalités compatibles, en assumant pleinement la responsabilité d'être tout simplement soi-même. Le contexte de rationalité du présent texte de " manifeste pour un union rationaliste localiste " n'est lui-même rien d'autre que local.

 

-10- SUR L 'OUBLI ET SUR LE PHENOMENE DE VU ET DE NON REMARQUE

10,1/ Au niveau d'un grand nombre de rationalités locales dont le fonctionnement peut être par tout un chacun observé, un phénomène fréquent d'oubli est souvent constatable et constaté. Les thermomètres sont par exemple utilisés, mais la plupart des personnes ont oublié que ces instruments mesurent directement des dilatations et non pas directement des températures. Des opérations ordinaires de calcul sont effectuées sur des calculatrices ordinaires, mais on en vient rapidement a oublier la possibilité d'erreurs d'arrondi. Des séquences de faits d'actualité sont observés à la télévision; on sait qu'il en est ainsi, mais on en parle ensuite comme s'il s'agissait d'observations effectuées réellement sur le vif, et non pas à la télévision.

10,2/ L'oubli par transparence du rôle d'un outil d'observation crée une différence importante au niveau de la rationalité de l'utilisation de celui-ci. L'usage par transparence d'un tel outil crée en effet le plus souvent une réalité partiellement virtuelle qui remplace partiellement celle de l'observation directe. Tant que le rôle de l'outil est mémorisé, on peut envisager de sortir de cette réalité virtuelle. Lorsque le rôle de l'outil est par transparence oublié, on devient de manière aliénante et sans le savoir prisonnier de la réalité seconde qu'il a créée.

10,3/ Les communautés scientifiques se donnent pour objectif constant de mémoriser l'histoire des outils et des présupposés autour desquels se tisse localement chaque fois leur propre rationalité. D'où l'exigence cartésienne ou Husserlienne de remonter jusqu'à un point zéro du savoir. L'idée n'est pas d'abandonner les outils que l'on a, mais de n'en être pas prisonnier. Il faut pouvoir si nécessaire sortir des réalités virtuelles que ces outils créent, ceci afin au besoin de passer dans d'autres réalités (éventuellement partiellement virtuelles elles aussi, mais différentes) qui seraient jugées moins enfermantes.

10,4/ L'opération consistant à faire abstraction d'un présupposé antérieurement assumé est d'une nature équivalente à celle de l'abandon d'un outil. La prise de distance à l'égard d'un présupposé ou d'un groupe de présupposés a été dénommée chez Husserl " jugement suspendu ", et en ethnométhodologie, " indifférence ".

 

-11- SUR LE LANGAGE ORDINAIRE ET SUR LE SENS COMMUN ORDINAIRE COMME OUTILS

11,1/ Le point zéro du savoir (Descartes, Husserl) devrait imaginairement être un point de totale neutralité et de totale indifférence. Il n'est absolument pas démontrable que l'on puisse atteindre un tel point.

11,2/ " On ne peut pas en effet, (c'est un aphorisme lapidaire de Robert Jaulin qui nous le rappelle) faire l 'économie d'être vivant ". Le vécu local de chacun et le langage naturel local de chacun introduisent des présupposés de sens commun qu'il n'est pas possible d'inventorier. Le sens commun local est donc un " simulacre local naturel imparfait d'observateur universel " qui s'ajoute localement à tout d'une façon cachée. II n 'a de ce fait jamais été démontrable ni démontré qu 'une quelconque rationalité ou sous-rationalité scientifique donnée soit totalement exempte de présupposés locaux de sens commun.

11,3/ Il est possible d'assumer indirectement au moins ces présupposés en déclarant et en reconnaissant que l'on parle toujours " de quelque part ", localement et au nom seulement d'une certaine rationalité locale.

11,4/ Dans l'histoire de nombreuses communautés scientifiques relevant de la science dite occidentale, il y a eu multiséculairement, et répétitivement au début du 20ème siècle encore, un oubli quasi permanent de cette précaution, oubli s'accompagnant pourtant le plus souvent d'une arrogante prétention à la neutralité et à l'universalité. D'où l'accusation d'ethnocentrisme souvent portée dans la seconde moitié du 20ème siècle à l'égard de nombreuses prises de position de cette science occidentale.

 

-12- SUR LA NATURE DU DlALOGUE ENTRE LA RATIONALITE ET LA VIE

12,1/ La rationalité n'est en général pas la vie. La rationalité locale n'est qu'une rémanence cumulée d'un certain passé local ancien et/ou récent de la vie. Elle n'est pas localement la vie. Chaque rationalité locale, savante ou non savante, est constamment localement modifiée, reconstruite, réinventée par la vie (notion de paire lebenswelt). Ce qui s'élabore de façon constamment imprévisible doit être en effet considéré comme constamment en train de s'inventer. Les théories du chaos montrent que le comportement de la vie n'est d'une manière générale pas prévisible.

12,2/ La science dialogue avec la vie mais n'est pas la vie. La rationalité de science est la rémanence cumulée d'un certain passé de la science. Elle n'est pas la vie de la science. Ce sont les membres vivants des communautés scientifiques qui en dernier ressort décident d'intégrer ou non à leur rationalité vécue et présente tel ou tel outil conceptuel venant du passé.

 

-13- SUR LE PARTAGE DIRECT ET SUR L'OUVERTURE AU PARTAGE COMME DOUBLE TRAME D'ARTICULATION DE L'UNITE EN RESEAU DE LA SCIENCE

13,1/ Au niveau le plus local du vécu de la science, l'usage des outils de celle-ci s'effectue de façon transparente, dans le cadre d'une sorte de sens commun scientifique local Ce niveau d'articulation est celui du partage le plus direct de l'emploi de ces outils. L'extension de cette aire où le partage reste transparent n'est pas une extension fixe. Son étendue est particulièrement vaste pour certains partages d'outils (exemple: les règles du calcul élémentaire). Elle peut être très restreinte pour certains autres Le fonctionnement de la science en réseau permet d'assumer complètement cette souplesse.

13,2/ Au delà de cette aire de partage transparent, le partage d'outils met en jeu des importations de savoir faire qui doivent être assorties de précautions d'emploi. Cette seconde aire peut être décrite comme celle de l'ouverture au partage, par différence à ce qui est au delà et à ce avec quoi aucun partage ne s'effectue. L'extension de cette aire d'ouverture au partage n'est pas non plus une extension fixe. Dans cette seconde aire, il n'y a plus homogénéité des outils des différents sous réseaux de la science; et des procédures protégées d'importations d'outils externes (y compris de textes externes, les textes étant aussi des outils) ont lieu d'être localement partout aménagées, en tenant compte des indexicalités ainsi que des circonstances de " réflexivité à des mondes externes " de l'élaboration préalable externe de ces outils.

 

-14- SUR LE DROIT A LA PRISE DE DISTANCE ET SUR LE PRINCIPE POST-ANALYTICITE

14,1/ Dire que la science-réseau n'est pas normative signifie que seul le réel non conceptuellement construit s'impose à l'ensemble du réseau. Aucun sous-réseau de la science n'est obligé d'accepter les à priori, les présupposés locaux, les outils locaux d'un autre sous-réseau. Il peut y avoir indifférence locale vis-à-vis de présupposés élaborés en d'autres lieux. On doit considérer comme totalitaire l'idée d'un progrès de la science qui chercherait à étendre à l'ensemble du réseau et à l'ensemble de la société la zone où le partage des connaissances et des outils cognitifs s'effectue dans un mode de transparence totale. Ce soi disant progrès ferait en réalité disparaître le droit à la différence (seconde aire du réseau) et le droit au refus (zone située au delà de cette seconde aire). On doit considérer comme prétotalitaire l'idée d'une racontabilité univoque universellement prioritaire du réel, idée dont la diffusion trop commune propage en même temps l'oubli du droit à la prise de distance. On doit considérer comme inquiétante la large diffusion actuelle de cette idée dans de nombreux articles de presse et dans de nombreux enseignements des lycées et collèges.

14,2/ Quoi qu'on puisse en prétendre, il n'est jamais possible de parler de la science autrement que localement d'abord et ethnocentriquement d'abord. Dans la perspective d'une certaine rationalité dans laquelle soi-même on se trouve et dans celle d'un certain sous-réseau auquel on appartient. Mais une fois que cette situation est bien explicitée, déclarée, admise, rien n'interdit à priori de la science en général de cette manière, de la même façon dont l'usager local d'un quelconque réseau est en droit de parler localement de ce réseau.

14,3/ Tout acquis de la science est à considérer comme spatio-temporellement local et pourra donc toujours, au nom d'une autre rationalité locale et/ou temporelle, être remis en cause (principe de post-analycité). La prise de distance peut donc venir après coup. Chacun a eu l'occasion d'observer qu'avec l'effet de recul du temps, une prise de distance intervient très souvent après coup. Il n'y a de certitude que locale, dans l'espace et dans le temps.

 

-15- SUR LE CARACTERE ENSEIGNABLE DU RATIONALISME LOCALISTE

15,1/ La notion d'une rationalité locale se connaissant elle-même pour telle et fonctionnant en dialogue ouvert avec ce qui n'est pas elle-même est d'une certaine façon, une idée naturelle à l'informatique. L ' informaticien peut et doit savoir qu'il ne contrôle que la rationalité de ce qui se passe dans sa machine. Sauf à le voir sortir complètement de sa spécialité les qualités de rationalité ou d'irrationalité qui peuvent être impliquées en aval et en amont de ses calculs sont généralement de son point de vue des éléments invérifiables.

15,2/ Cette notion de rationalité locale est bien entendu naturelle aussi, mais d'une autre manière, en ethnologie: la vie, nous dit Robert Jaulin, est toujours locale et n'invente sa rationalité que de façon locale, en dialogue ouvert constant avec ce qui n'est pas elle-même. L'expérience conduite à l'Université Paris-7 depuis 1970 par l'UF AESR sous l'impulsion de Robert Jaulin a montré le caractère profondément enseignable de l'idée d'une légitimité à priori de toute rationalité culturelle locale spontanément inventée et spontanément vécue comme culture ouverte au dialogue avec d'autres cultures.

15,3/ La notion anti-platoniste d'une rationalité impossible à définir autrement que de façon locale n'induit donc nullement l'agnosticisme ni le scepticisme; et elle introduit bien au contraire l'idée d'un très grand respect des cultures humaines et de la vie.

15,4/ L'expérience de sept années de fonctionnent du DESS Ethnométhodologie et Informatique a montré, dans les limites bien entendu modestes de l'échelle de fonctionnement qui a été propre à ce DESS qu'un rationalisme localiste combinant les points de vue localistes respectifs des disciplines ainsi concernées pouvait également lui aussi être dans les frontières et au delà des frontières de la discipline ethnologique et de la discipline informatique très largement et très réellement enseignable.